Rapport

de l’ISCA

en 2025

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Contexte

La Conférence Internationale sur la Sécurité en Afrique (ISCA), une organisation internationale non gouvernementale enregistrée au Rwanda, a tenu sa conférence inaugurale (ISCA 2025) à Kigali Convention Centre, du 19 au 20 mai 2025. Son Excellence Paul Kagame, Président de la République du Rwanda a honoré l’événement, qui a réuni des décideurs politiques, des chefs militaires et de sécurité, des diplomates et des partenaires internationaux. L’ISCA 2025 est la première conférence internationale sur la sécurité de ce type, focalisée sur l’Afrique par des Africains et des partenaires. La conférence a été marquée par des appels en faveur d’une appropriation africaine, du renforcement des institutions et de partenariats stratégiques pour la sécurité et le développement.

Cérémonie d’ouverture

Lors de la cérémonie d’ouverture, les principaux intervenants étaient l’invité d’honneur, Son Excellence Paul Kagame, Président de la République du Rwanda ; l’ancien Président de la Commission de l’Union africaine et actuel Président du Conseil consultatif de l’ISCA, Moussa Faki Mahamat ; et le Secrétaire Exécutif de l’ISCA, le Lieutenant-Général Ambassadeur (à la retraite) Frank Mushyo Kamanzi.

Dans son discours d’ouverture, S.E. le Président Paul Kagame a qualifié la conférence d’«attendue depuis longtemps » et a affirmé que cette conférence constituait  une étape décisive vers le leadership africain en matière de sécurité. Il a insisté sur le fait que 

l’avenir de l’Afrique en matière de paix et de sécurité ne pouvait être externalisé

Soulignant l’urgente nécessité pour le continent de s’approprier pleinement de son programme de sécurité.

S.E. Paul Kagame a défini trois piliers essentiels à la réussite : l’appropriation, soulignant la nécessité pour les Africains d’assumer la responsabilité de leur propre sécurité et de renforcer les institutions clés telles que l’Union africaine;

Soulignant que la bonne gouvernance et la sécurité se renforcent mutuellement et que sans les deux, le progrès et la confiance sont impossibles ; et la coopération, soulignant l’importance de partenariats efficaces et stratégiques entre les nations africaines, car aucun pays ne peut relever seul les problèmes de  sécurité dans un monde interconnecté.

 

Il a également appelé à la production et à l’intensification des solutions africaines, à l’alignement de l’expertise technique avec la volonté politique, et à la traduction de la paix et du progrès en avantages tangibles pour les citoyens africains.

Moussa Faki Mahamat, Président du Conseil Consultatif de l’ISCA et ancien Président de la Commission de l’Union africaine, a décrit

Kigali comme un symbole de résilience et un cadre idéal pour le lancement de cette plateforme « tant attendue » et « dynamique ».

Il a souligné la nécessité historique d’un espace dédié à la réflexion et au dialogue africains sur la paix et la sécurité, adapté aux réalités africaines. Il a appelé à une plateforme ancrée dans le contexte, l’ambition et l’unité de l’Afrique.

S.E. Moussa Faki Mahamat

Président du Conseil Consultatif de l’ISCA

 

Dans son allocution, le Directeur Exécutif, l’Ambassadeur Lieutenant-Général (à la retraite) Frank Mushyo Kamanzi, a insisté sur la capacité de l’Afrique à trouver des solutions locales aux problèmes spécifiques de sécurité du continent. Il a appelé au renforcement des partenariats et à la création des opportunités pour un avenir prospère en Afrique.

Amb. Lt. Gén. (à la retraite) Frank Mushyo Kamanzi

Directeur Exécutif de l’ISCA

Lieux sensibles aux conflits dans le monde :

Sécuriser l’Afrique dans un monde fragmenté

La table ronde intitulée « Lieux sensibles aux conflits dans le monde : sécuriser l’Afrique dans un monde fragmenté », a réuni des voix diverses, notamment des dirigeants africains et internationaux, des diplomates et des spécialistes de la sécurité. Modérée par Mme Julie Gichuru (Présidente-Directrice Générale de Africa Leadership and Dialogue Institute (ALADI), la session a exploré les dimensions critiques de la sécurité actuelle et future de l’Afrique dans un contexte mondial marqué par la multiplication des conflits, l’évolution du multilatéralisme et la montée des pressions extérieures.

S.E. Moussa Faki Mahamat, ancien Président de la Commission de l’Union africaine et Président du Conseil Consultatif de l’ISCA, a souligné l’ancrage historique des défis de l’Afrique, remarquant que lorsque des mécanismes juridiques et institutionnels existent, leur mise en œuvre et leurs solutions autonomes demeurent difficiles à atteindre. Le symbolisme du lieu de la réunion de l’ISCA, qui avait également accueilli la signature de l’accord portant création

de la Zone de Libre-Échange sur le Continent Africain (ZLECA), a été souligné, le reliant aux aspirations panafricaines. Pour S.E. Faki, le défi principal est la responsabilité africaine : se réapproprier son autonomie, réexaminer les modèles hérités et forger de manière créative la paix et le développement « par ses propres solutions ».

Ambassadeur Martin Kimani (ancien Représentant Permanent du Kenya auprès des Nations Unies et Président-Directeur Général de The Africa Center, dont le siège se situe à New York) a réitéré cet appel à des solutions africaines, soulignant le défi posé par la double source d’instabilité : les contradictions internes des États et les interventions extérieures. Il a souligné l’urgence d’un leadership stratégique et indépendant en Afrique, déplorant la prédominance de « l’expertise performative » et plaidant pour une « révolution du leadership », à la fois fondée sur des principes et la résistance face à d’immenses pressions. Il a cité le Rwanda comme un exemple de réussite en matière de transformation nationale et a souligné la nécessité de promouvoir un nouveau cadre de dirigeants africains résilients et axés sur les valeurs.

Victor Zhikai Gao

Vice-Président du Centre pour la Chine et la mondialisation

Victor Zhikai Gao (Vice-Président du Centre pour la Chine et la mondialisation) a fermement soutenu que l’Afrique devrait rejeter le choix binaire entre les puissances mondiales (États-Unis ou Chine) et utiliser plutôt ses propres ressources intellectuelles pour évaluer les acteurs extérieurs qui favorisent les intérêts africains. Citant le développement rapide de la Chine, Gao a conseillé à l’Afrique de privilégier la stabilité interne, la paix avec ses voisins et un développement continu axé sur les infrastructures et l’énergie. Gao a également fait une mise en garde contre le risque que l’Afrique passe à côté de la révolution en cours de l’Intelligence Artificielle (IA), proposant des solutions libres et une mobilisation continentale pour éviter une nouvelle forme de « fracture numérique ».

Marc Hecker, Directeur Adjoint de IFRI, a constaté un glissement eurocentrique, passant de la centralité de l’Afrique post-11 septembre dans la lutte contre le terrorisme mondial à une focalisation renouvelée sur les rivalités entre les grandes puissances. Cette « éviction » de l’Afrique des agendas sécuritaires occidentaux, aggravée par une multipolarité accrue,

exige des dirigeants africains qu’ils développent des partenariats diversifiés et évitent de devenir des pions dans des jeux géostratégiques plus vastes. Hecker a également insisté sur la « logique de marché » économique qui sous-tend l’offre et la demande de sécurité, notant une réticence croissante des pays occidentaux à s’engager dans de futures opérations militaires en Afrique.

La table ronde a critiqué le système multilatéral existant (le Conseil de Sécurité de l’ONU), le qualifiant de cadre hérité servant les intérêts des grandes puissances. Faki et Kimani ont tous deux cité l’exemple de la Libye et du Rwanda, où l’indifférence internationale, l’abus du droit de veto ou l’intervention directe ont eu des conséquences tragiques et déstabilisatrices pour l’Afrique. L’exclusion et le manque d’influence de l’Union Africaine au sein de ces systèmes ont été considérés comme des failles structurelles.

Marc Hecker,

Directeur Adjoint de IFRI

Kimani et Faki ont soutenu qu’il ne suffit pas d’insister sur la nécessité de « sièges à la table des négociations ». L’Afrique doit plutôt renforcer son influence institutionnelle, économique et stratégique grâce à l’unité continentale et à son engagement dans les enceintes internationales. Kimani a comparé l’aspiration à un siège au Conseil de Sécurité de l’ONU à « entrer fièrement comme un paon et en ressortir comme un poulet plumé », soulignant que la véritable influence réside dans le pouvoir et non dans la position. Faki a souligné que les modèles externes sont souvent inadaptés aux réalités africaines, ce qui oblige les Africains à réformer leurs systèmes politiques, sociaux et économiques pour une véritable appropriation et une légitimité.

Marc Hecker a plaidé en faveur d’un recours accru aux mécanismes sécuritaires régionaux, soulignant que le système mondial fondé sur l’ONU est de plus en plus instable et souvent rendu inefficace par le recours fréquent au droit de veto. Il a suggéré que les accords régionaux pourraient offrir des réponses plus rapides, plus adaptables et plus spécifiques au contexte aux défis sécuritaires, contournant l’impasse politique qui entrave l’action collective au niveau de l’ONU.

Les interventions du public ont souligné la catastrophe humanitaire et sécuritaire au Soudan, avec 13 millions de déplacés, 5 millions de réfugiés et un recours généralisé aux drones et aux mercenaires, dans un contexte d’action africaine et internationale minimale. Le délégué malien a lié l’instabilité du Sahel à l’intervention en Libye, évoquant l’incohérence entre les États africains, l’ingérence étrangère et le manque de fiabilité des partenariats.

 

Les intervenants ont appelé au rejet des influences extérieures prédatrices, au renforcement de la souveraineté et au développement de capacités nationales complémentaires en matière diplomatique, économique et militaire. Moussa Faki a reconnu les « faiblesses institutionnelles » de l’Afrique et les ingérences extérieures persistantes, en particulier dans la guerre au Soudan. Il a appelé à une action africaine urgente et unie, à une meilleure gouvernance et à un renforcement des capacités diplomatiques.

Il y a eu consensus sur le fait que la sécurité et le développement durables du continent nécessitent une action africaine : des institutions auto-conçues, une évaluation critique des modèles importés et un leadership responsable, à l’écoute des besoins des citoyens. La voie à suivre ne consiste pas à revendiquer l’inclusion, mais à générer un effet de levier grâce à l’unité, à la force institutionnelle et à un État développementaliste. Les dirigeants africains doivent éviter le piège d’un alignement exclusif à une puissance mondiale, en diversifiant habilement les partenariats pour servir les intérêts du continent. Dans un contexte géopolitique de plus en plus transactionnel, l’Afrique doit définir et défendre des intérêts clairs et réalisables en matière de développement économique, infrastructurel et technologique.

L’intégration économique (par exemple, la Zone de libre Échange sur le Continent Africain) est essentielle à la paix et à la prospérité, en fusionnant les stratégies commerciales, infrastructurelles et sécuritaires. Les institutions africaines œuvrant dans les domaines de paix et de sécurité doivent être revitalisées, et garantir des positions africaines décisives, opportunes et unifiées aux niveaux continental et mondial. La solidarité (Ubuntu, Harambee) est considérée non seulement comme une pratique culturelle, mais aussi comme une pratique stratégique. La table ronde a appelé à un soutien pratique entre les États africains en temps de crise, avec des exemples tels que la contribution du Rwanda au G5 Sahel d’un million de dollars américain en 2019.

Il a été souligné que le système multilatéral mondial a peu de chances d’être réformé positivement en faveur de l’Afrique sans un poids et une unité africains internes. L’Afrique est maître de son destin, et non de son attente d’un secours extérieur.

La table ronde a présenté un compte rendu nuancé des dilemmes sécuritaires de l’Afrique dans un contexte de bouleversements et de fragmentation mondiaux. Plutôt que de se résigner ou de compter sur des solutions extérieures, les intervenants ont préconisé une approche pragmatique mais ambitieuse : renforcer l’appropriation, l’unité et l’innovation africaines. Les allocutions finales ont souligné que la sécurité et l’avenir de l’Afrique dépendent des Africains eux-mêmes, unis par leur vision, stratégiques dans leurs actions et courageux dans leur leadership.

Renforcer le pouvoir de négociation de l’Afrique

Dr Nathalie Delapalme, PDG de la Fondation Mo Ibrahim (à gauche) et Son Excellence Louise Mushikiwabo, Secrétaire Générale de la Francophonie (à droite)

La table ronde de haut niveau « Renforcer le pouvoir de négociation de l’Afrique » a réuni des dirigeants africains et internationaux afin d’examiner le potentiel et les défis persistants du continent dans l’élaboration des décisions mondiales. Avec la participation de Son Excellence Louise Mushikiwabo (Secrétaire Générale de la Francophonie) et du Dr Nathalie Delapalme (PDG de la Fondation Mo Ibrahim), la discussion a examiné les leviers économiques, institutionnels et sociaux permettant de transformer l’Afrique d’un récipiendaire périphérique à un décideur substantiel dans les affaires mondiales.

Dr. Delapalme opened the discussion by situating Africa’s contemporary bargaining power in a world that has evolved sharply since the post-World War II order was created. The continent, once wrongly seen as dependent, now commands demographic and resource power amid shared global vulnerabilities from pandemics to inequality. Delapalme argued that global challenges now demand global solutions, and Africa is indispensable to such answers.

La PDG de la Fondation Mo Ibrahim

Dr. Nathalie Delapalme

S.E. Mushikiwabo a souligné que les États africains doivent prendre l’initiative : « l’Afrique doit prendre sa place, la place qui lui revient de droit ». Malgré une visibilité accrue de l’Afrique dans les forums multilatéraux, les progrès réels demeurent entravés par des facteurs internes et externes. Le principal d’entre eux est l’absence d’un intérêt africain clairement exprimé et unifié. S.E. Mushikiwabo a insisté sur le fait que, s’il est complexe de parvenir à un consensus entre 54 pays, les rares occasions où l’unité africaine a été obtenue (comme la candidature réussie au poste de Directeur Général de l’OMS) démontrent son efficacité.

Dr. Delapalme a poussé le débat plus loin, soulignant qu’une simple représentation (comme de nouveaux sièges au G20 ou à l’ONU) est insuffisante lorsque les acteurs africains ne parviennent pas à défendre une position commune et à mener à bien un plaidoyer stratégique et organisé. La fragmentation et le manque de suivi diluent la force collective de l’Afrique sur la scène mondiale.

Les deux intervenants ont critiqué les limites du système multilatéral d’après-guerre, dominé par des puissances bien établies et des vetos systématiques. Ils ont souligné que l’Afrique devrait diversifier ses partenariats, s’engager activement dans des formes de multilatéralisme à plusieurs niveaux (BRICS, Francophonie, ASEAN, etc.) et s’adapter avec agilité à la prolifération de coalitions internationales changeantes. S.E. Mushikiwabo a décrit l’évolution des alliances fixes vers « des coalitions successives » comme un défi et une opportunité pour un continent jeune et dynamique.

Son Excellence Louise Mushikiwabo

Secrétaire Général de la Francophonie

Les crises d’Ebola et du Covid-19 ont illustré la capacité des gouvernements africains, du secteur privé et de la diaspora à mobiliser rapidement des coalitions, à mutualiser leurs expertises et à négocier efficacement avec les acteurs internationaux, soulignant que la capacité et l’innovation existent lorsque la volonté collective est présente. La nécessité d’étendre ces approches à des domaines plus vastes, tels que la régulation numérique et l’allègement de la dette, a été identifiée comme la prochaine étape.

La table ronde a souligné que le renforcement du pouvoir de négociation de l’Afrique passe par une unité durable, un engagement agile, la constitution pragmatique de coalitions et une confiance en soi résolue. Plutôt que d’attendre une validation externe ou une transformation des structures mondiales, les acteurs africains doivent exploiter leurs atouts existants, identifier leurs intérêts communs et assurer un suivi rigoureux et méthodique du plaidoyer international. Faire écho aux propos des panélistes : l’Afrique, qui comptera un tiers de la population et des ressources mondiales d’ici la fin du siècle, doit passer résolument du statut d’observateur à celui d’architecte des règles qui façonneront un avenir commun.

Sociétés militaires privées et bases militaires étrangères en Afrique :

les impacts sur la sécurité et la souveraineté africaines

La table ronde « les Sociétés militaires privées et bases militaires étrangères en Afrique : impacts sur la sécurité et la souveraineté africaines » a réuni des praticiens militaires expérimentés, des spécialistes des politiques publiques et des responsables de groupes de réflexion afin d’aborder l’un des problèmes de sécurité les plus urgents et les plus controversés du continent : la prolifération des sociétés militaires privées (SMP) et des bases militaires étrangères en Afrique.

Modérée par David Mpanga, la table ronde réunissait le Lieutenant-Général (à la retraite) Daniel Sidiki Traoré (l’ancien Commandant de la Force de la MINUSCA), le Dr. Luka Biong Deng Kuol (le chercheur principal au sein de Sudd Institute), Murithi Mutiga (la Directrice du programme Afrique au sein de International Crisis Group) et le Dr. Ashraf Afzal (le Professeur à l’Université de Loughborough). Leurs échanges ont exploré les facteurs, les risques et les impacts de ce paysage en évolution et ont tracé des pistes vers la souveraineté sécuritaire de l’Afrique.

Dans son discours d’introduction, le modérateur a cadré la séance à la lumière de l’allocution de S.E. le Président Paul Kagame, qui a fait une mise en garde contre l’externalisation de la sécurité, en insistant sur le fait que la paix et la sécurité en Afrique « ne peuvent et ne doivent pas être externalisées ». Le phénomène étudié (l’externalisation des fonctions de sécurité aux militaires, contractants et installations étrangers) soulève des questions urgentes concernant la souveraineté, la capacité des États, leur légitimité et leur vulnérabilité aux luttes de pouvoir mondiales.

Comme indiqué précédemment, l’Afrique abrite actuellement des dizaines de bases militaires étrangères (Djibouti illustrant le modèle de « plateforme »), tandis que les SMP opèrent dans des zones de conflit et de ressources, fournissant la formation, la logistique, la protection des infrastructures et, de plus en plus, l’engagement militaire direct et les opérations d’influence. La table ronde a souligné que de tels arrangements ne sont pas simplement imposés, mais reflètent souvent des choix intentionnels des États africains, suscitant une réflexion plus approfondie sur les économies politiques locales et mondiales.

Dr Luka Biong Deng Kuol

Chercheur principal au sein de Sudd Institute

Fort de son expérience de commandement militaire, le Lieutenant-Général Traoré a ancré la prolifération des acteurs militaires étrangers dans l’héritage de la construction étatique coloniale, qui a privilégié les intérêts métropolitains et laissé les pays africains faiblement institutionnalisés et stratégiquement dépendants. Il a rappelé à l’auditoire que la construction nationale post-indépendance n’était pas un acte de bienveillance, mais plutôt une démarche égoïste des grandes puissances, un état d’esprit qui continue de façonner l’engagement international.

Dr. Luka Biong Deng Kuol a développé ce point, en situant les SMP et les bases étrangères dans un syndrome plus large de déficits de gouvernance, de capacités étatiques limitées et d’incapacité à contrôler les domaines de sécurité fondamentaux (terrestres, aériens, cybernétiques).

La table ronde a convenu que les environnements juridiques et politiques locaux permissifs, souvent caractérisés par un manque de surveillance et de stratégies de sécurité nationale, favorisent la prolifération d’acteurs de sécurité irresponsables.

Dr. Afzal a avancé l’hypothèse selon laquelle les SMP et les bases étrangères naissent souvent de lacunes perçues ou réelles en matière de capacités militaires et de sécurité. Si ces accords peuvent combler de réelles lacunes, notamment dans les États fragiles ou touchés par des conflits, il a fait une mise en garde contre les discours qui mettent indûment l’accent sur l’incapacité africaine, citant des cas historiques (comme celui du Rwanda) où des solutions militaires locales ont surpassé de puissantes forces étrangères. Pour Dr. Afzal, le principal danger réside dans la situation de crise, non réglementée et sous l’effet de la panique, provoquée par l’externalisation sous l’effet de panique, qui est sans garanties, et qui accroît la dépendance et engendre de nouveaux risques.

Un fil conducteur essentiel était le lien entre les contractants militaires étrangers et les intérêts commerciaux, plus particulièrement dans le secteur des ressources naturelles. Traoré et Afzal ont tous deux souligné que les SMP sont fréquemment rémunérées sous forme de concessions minières ou de profits, créant un cercle vicieux où l’externalisation de la sécurité sape la légitimité de l’État et détourne les fonds publics. La question des bases étrangères a également été abordée dans le contexte de la concurrence entre les « grandes puissances » et de la recherche de corridors logistiques stratégiques dans les régions africaines riches en énergie et en ressources.

Murithi Mutiga

Directeur du programme Afrique au sein de International Crisis Group

L’une des principales préoccupations de la table ronde concernait l’érosion de la souveraineté, tant formelle que substantielle.  Dr. Kuol a soutenu que l’externalisation des services de sécurité à des entités à but lucratif crée des conflits d’intérêts, détourne des professionnels expérimentés de la sécurité de la fonction publique et, à terme, affaiblit les institutions étatiques. Cela peut également accroître la corruption et le décalage avec les priorités nationales.  Dr. Afzal a ajouté une dimension technologique, avertissant que les armes contrôlées par logiciel et les doctrines externes ancrent des dépendances qui fragilisent encore davantage l’autonomie africaine.

Les discussions sur la souveraineté ont atteint leur paroxysme avec l’intervention de Louise Mushikiwabo, en provenance de l’auditoire, qui a examiné la pertinence de la souveraineté lorsque les États ne protègent pas leurs citoyens, voire leur portent atteinte. Tous les intervenants ont convenu qu’une véritable souveraineté doit être centrée sur les personnes, fondée sur une bonne gouvernance et orientée vers une prestation de services de sécurité équitables.

Mutiga (ICG) a insisté sur la sincérité : la prolifération des SMP s’apparente dans bien des cas à du « mercenariat d’entreprise », avec la terminologie des prestataires variant selon leur pays d’origine. Tout en reconnaissant que les SMP ont parfois permis des succès tactiques à court terme (comme en Sierra Leone), lui et Kuol ont affirmé qu’une dépendance à long terme sape la capacité et la légitimité de l’État, nourrit la méfiance interne et accroît le risque que des acteurs étrangers dictent les agendas politiques. Il a souligné les risques particulièrement aigus lorsque les SMP s’impliquent dans des projets d’extraction de ressources et lorsque les guerres (comme au Soudan) se déplacent des périphéries rurales vers les capitales, dévastant les classes éduquées et le cœur institutionnel du pays, rendant le redressement exponentiellement plus difficile.

La table ronde a convenu qu’une grande partie du secteur reste non réglementée, fonctionnant sous le régime du droit des affaires, mais sans contrôle démocratique ni responsabilité publique. Le lien entre le soutien extérieur et les violations des droits humains a été reconnu, et les efforts en cours de l’Union Africaine pour réviser la convention de 1977 sur les mercenaires ont été cités comme des étapes importantes, mais incomplètes.

La table ronde a pris soin de nuancer le débat : si la plupart des participants s’accordaient à dire que les SMP et les bases devaient être des « outils de dernier recours » et utilisés temporairement, leur utilisation était justifiée dans certaines circonstances, à condition d’être correctement réglementée et liée à une stratégie nationale explicite.

Toutefois, le recours à des acteurs extérieurs ne devrait jamais supplanter les efforts visant à mettre en place des institutions de sécurité étatiques compétentes, inclusives et légitimes.

L’importance de la technologie et de l’IA en tant que nouveaux domaines de concurrence (et de vulnérabilité potentielle) a également été soulignée, avec un appel à des positions et stratégies africaines proactives.

Cette table ronde a offert une évaluation encourageante des dilemmes de l’Afrique en matière de sécurité concernant les SMP et les bases étrangères. L’externalisation n’est pas simplement un héritage colonial imposé de l’extérieur ; elle est aussi le reflet des choix africains actuels, ancrés dans les déficits de capacité, d’unité et de gouvernance des États.

Les coûts pour la souveraineté, la légitimité et la paix à long terme sont élevés, et risquent de s’augmenter avec l’intensification de la concurrence technologique et géopolitique.

L’appel à l’action de la table ronde : les dirigeants africains doivent élaborer des stratégies de sécurité sûres, fondées sur des données probantes et ancrées dans une large consultation sociale. Le continent devrait réguler et limiter les acteurs extérieurs de la sécurité, investir massivement dans les capacités nationales, favoriser la solidarité régionale et tirer parti des modèles traditionnels et innovants d’autonomie collective. Ce n’est qu’ainsi que l’Afrique pourra sortir du cycle de la dépendance et affirmer sa véritable capacité d’action dans un ordre international en rapide évolution.

David Mpanga (avocat au sein de AF Mpanga), Murithi Mutiga (Directeur du programme Afrique au sein de International Crisis Group), Dr. Luka Biong Deng Kuol (chercheur principal au sein de Sudd Institute) et Dr. Ashraf Afzal (Professeur à Loughborough University) respectivement.

Protection des infrastructures critiques contre les cybermenaces

Face à l’explosion de la transformation numérique, la prospérité de l’Afrique est de plus en plus liée à ses infrastructures numériques et aux flux de données qui les soutiennent. La table ronde sur « la Protection des infrastructures critiques contre les cybermenaces » a abordé les vulnérabilités et les stratégies du continent à l’heure où les cyberattaques gagnent en ampleur et en complexité. Parmi les intervenants figuraient la Ministre des TIC, l’Honorable Paula Ingabire (Rwanda), M. Noordin Haji (le Directeur Général du service national de renseignement au Kenya), le Général de Brigade (à la retraite) Hadji Janev Metodi (Académie militaire à Macédoine) et le modérateur Chukwuemeka Fred Agbata (Entrepreneur en technologie). La table ronde a examiné les défis technologiques, juridiques, politiques et de souveraineté auxquels sont confrontées les nations africaines pour protéger leur avenir social, économique et sécuritaire.

L’Afrique se distingue par sa population jeune et en voie de numérisation rapide. Comme l’a souligné la Ministre Ingabire, le programme « Smart Rwanda » du Rwanda illustre l’approche synergique de la transformation nationale, en intégrant la stratégie de cybersécurité au cœur du développement numérique. Mais la table ronde s’accorde à dire que les cybervulnérabilités de l’Afrique s’accroissent parallèlement aux gains de connectivité, exposant les infrastructures publiques et privées à un large éventail de menaces « sans frontières », des rançongiciels aux campagnes de désinformation, et aggravant les enjeux pour la stabilité régionale.

L’ampleur du défi est illustrée par l’expérience du Kenya : entre janvier et avril de la même année, le pays a enregistré plus de 840 millions de cyberattaques contre des infrastructures publiques et privées. Ces chiffres sont annonciateurs d’un monde numérique constamment attaqué, où les acteurs malveillants – des organisations criminelles aux mandataires de l’État – sont à la fois sophistiqués et opportunistes, exploitant des technologies basées sur l’IA qui devancent souvent l’innovation défensive et les réponses législatives.

Paula Ingabire

Ministre des Technologies de l’information et des Communications au sein du Conseil des Ministres du Rwanda

L’approche du Rwanda, telle que décrite par Honorable Ingabire, illustre une architecture holistique de cyberdéfense, allant des agences nationales de cybersécurité dédiées et des équipes d’intervention en cas d’incident de sécurité informatique (CSIRT) à un cadre juridique cohérent pour dissuader et sanctionner la cybercriminalité. 

L’interaction entre l’investissement technologique, la capacité institutionnelle et l’application de la loi constitue un modèle pour les autres pays africains cherchant à opérationnaliser la cyberrésilience.

Mr Noordin Haji

Directeur Général du Service National de Renseignement au Kenya

Les intervenants ont souligné l’importance d’une législation cybernétique robuste et harmonisée. À mesure que les entreprises numériques développent leurs activités panafricaines, elles se heurtent à des environnements réglementaires inadaptés, un obstacle qui compromet leur agilité, leur conformité et leur capacité à agir rapidement en matière de défense. Un consensus s’est dégagé sur l’importance des conventions supranationales, telles que la Convention de Malabo de l’Union Africaine, comme moteurs de convergence des normes de cybersécurité, de protection des données et d’accès légal au-delà des frontières.

M. Noordin Haji a souligné l’importance des approches fondées sur le renseignement, où les renseignements exploitables sont traduits en preuves et intégrés à la chaîne de justice pénale. 

Il est crucial que les services de renseignement ne se contentent pas de recenser les menaces, mais comprennent et s’adaptent aux cadres juridiques pertinents, notamment en garantissant une procédure régulière et en équilibrant la surveillance et la protection de la vie privée.

La Ministre Ingabire a également expliqué que les pays priorisent leurs lois sur la protection des données sur des modèles tels que RGPD de l’Union Européenne, facilitant ainsi la circulation des données entre les pays et la conformité pour les pays qui ont récemment commencé à se servir de tels services. Toutefois, sans norme juridique harmonisée à l’échelle africaine, la fragmentation continuera de freiner l’innovation et de laisser des failles ouvertes aux acteurs malveillants.

Un point central de ces discussions a porté sur la nécessité de développer une expertise multidisciplinaire au sein des effectifs africains du secteur de la cybersécurité. Le Général de Brigade Metodi a averti que l’accent mis sur les compétences informatiques était insuffisant. Compte tenu de la nature hybride des cybermenaces (intégrant la technologie, le renseignement, la politique, le contexte juridique et la rivalité internationale) les universités doivent élargir leurs programmes afin de former des professionnels maîtrisant les doctrines de sécurité, le renseignement sur les risques, la conformité et les aspects juridiques transfrontaliers. Ce renforcement des capacités, a-t-il suggéré, est fondamental pour parvenir à l’autonomie stratégique.

Honorable Ingabire a souligné la nécessité d’un développement technologique local, d’autant plus que les modèles d’IA et les chaînes d’approvisionnement développés à l’étranger peuvent ne pas refléter ou servir les intérêts africains. Une adoption précoce, associée à un renforcement délibéré des capacités, favorise un écosystème dans lequel les Africains ne sont pas de simples utilisateurs, mais des créateurs, et peuvent ainsi développer des outils de cyberdéfense basés sur l’IA, adaptés à leurs environnements de menaces spécifiques.

Les discussions sur la souveraineté des données ont occupé une grande partie de la table ronde et de l’auditoire. Qui possède, contrôle et accède aux données africaines ? Alors que certains participants préconisaient que chaque pays africain localise ses données critiques, la Ministre Ingabire a constaté que des aspects pratiques (l’investissement, l’énergie, les ressources physiques, par exemple) incitaient à envisager des plateformes régionales de données comme solutions possibles. Des infrastructures de données efficaces exigent non seulement un hébergement local, mais aussi une énergie durable, abordable et fiable, grâce à des initiatives comme le Comité de l’Afrique de l’Est sur l’Énergie ou des investissements futurs dans l’énergie nucléaire.

Toutefois, Professeur Metodi a averti que la souveraineté va au-delà de l’hébergement des données : elle englobe le contrôle des chaînes d’approvisionnement numériques, la connaissance les renseignements sur les portes dérobées technologiques et le pouvoir de définir, et non seulement de suivre des normes en matière d’accès aux données, de confidentialité et de gouvernance de l’IA.

Les intervenants et le public ont souligné les limites d’une action nationale isolée. Les pays africains, négociant individuellement avec les géants du numérique,

sont confrontés à des rapports de force désavantageux, comme l’illustrent les cas où Facebook, Twitter ou AWS ont répondu avec dédain aux demandes des gouvernements africains. Seule une action collective, des normes réglementaires harmonisées et des investissements mutualisés dans les infrastructures permettront au continent de s’affirmer dans le débat sur la souveraineté numérique et de développer une véritable position de cyberdéfense dotée d’un pouvoir de négociation.

La table ronde s’est penchée sur la tension entre la surveillance efficace pour prévenir les cybermenaces et la protection des libertés civiles. L’approche multidimensionnelle du Kenya (exigeant des mandats et une supervision pour la surveillance, tout en reconnaissant la difficulté pratique d’une intervention judiciaire rapide lors de cyberattaques en temps réel) reflète l’équilibre délicat à trouver. Haji et Metodi ont tous deux convenu que, l’ordre et la liberté devant aller de pair, les décideurs politiques doivent mieux expliquer la raison d’être des contrôles au public et veiller à ce que l’autonomisation fondée sur les données ne se transforme pas en un pouvoir étatique incontrôlé ou en une déstabilisation sociale.

Chukwuemeka Fred Agbata (Entrepreneur en technologie), la Ministre des TIC, Honorable Paula Ingabire (Rwanda), M. Noordin Haji (Directeur Général du Service National de Renseignement au Kenya) et  Général de Brigade (à la retraite) Député Hadji Janev Metodi (Académie militaire en Macédoine) respectivement

La table ronde a souligné l’évolution rapide du paysage des menaces : les attaques faux-profonds pilotées par l’IA, les campagnes de désinformation, les organisations criminelles et les intermédiaires étatiques exploitant les lacunes réglementaires de l’Afrique. Les intervenants ont expliqué que non seulement les cyberattaques manifestes, mais aussi la manipulation numérique du discours politique et de la cohésion sociale constitue des formes de « conflit hybride » pouvant atteindre des proportions guerrières, déstabiliser les États et remettre en cause les doctrines traditionnelles de souveraineté et de l’ordre.

Les questions du public ont insisté sur la nécessité de centres de données et d’IA non seulement sécurisés, mais aussi respectueux du climat et économes en énergie, soulignant les risques environnementaux potentiels des infrastructures à grande échelle. Les dangers potentiels d’une dépendance excessive à des plateformes sous contrôle étranger (comme Starlink/SpaceX) ou à des environnements cloud régis par des régimes juridiques lointains ont également été évoqués comme des vulnérabilités structurelles pour les pays africains en quête de souveraineté numérique.

Brig. Gén. MK Hadji Janev Metodi (à la retraite),

Professeur Associé de Droit

Les intervenants ont insisté sur le fait que la protection des infrastructures essentiels de l’Afrique à l’ère du cyberespace est un impératif national et continental. Le renforcement des capacités juridiques, institutionnelles et techniques doit s’accompagner d’une solidarité panafricaine. L’adoption précoce des technologies, combinée aux efforts visant à harmoniser les lois et les politiques, à développer les talents en matière d’IA et de cybersécurité, et à affirmer la souveraineté des données, sont essentielles à la fois à la résilience et à l’autonomie.

Chukwuemeka Fred Agbata

Entrepreneur en technologie et journaliste

Fondamentalement, les Africains doivent aller au-delà de la dépendance, en intégrant la sécurité dès la conception et la vie privée en concevant à chaque phase de la transformation numérique, et en construisant une autonomie stratégique qui protège à la fois leurs données et leur avenir collectif (tout en communiquant à leurs peuples que la sécurité, la liberté et le développement doivent être poursuivis ensemble).

Les articles médiatiques internationaux :

Le coût d’une représentation erronée de l’Afrique

Mme Ebba Kalondo (ancienne porte-parole de la Commission de l’Union Africaine), Mme Moky Makura (Directrice Exécutive d’Africa No Filter) et Mme Jackie Lumbasi, respectivement

Les articles médiatiques façonnent les réalités. Nulle part cela n’est plus important et controversé que dans la couverture médiatique de l’Afrique, où les représentations médiatiques internationales et locales ont des impacts graves sur l’investissement, la légitimité politique, la sécurité et la perception que les Africains ont d’eux-mêmes. La table ronde, animée par la personnalité médiatique Jackie Lumbasi, a réuni Mme Ebba Kalondo (ancienne porte-parole de la Commission de l’Union Africaine) et Mme Moky Makura (Directrice Exécutive d’Africa No Filter) pour une discussion importante sur les coûts de la fausse représentation et l’urgence pour les Africains de se réapproprier leurs histoires.

La présentation de Moky Makura s’appuyait sur un argument économique percutant. Africa No Filter,

son organisation qui promeut le changement des articles, a quantifié le coût des stéréotypes médiatiques négatifs persistants : environ 4,2 milliards de dollars par an d’intérêts excédentaires sur les prêts en Afrique. Ce chiffre, fruit de nombreuses années de recherche, montre comment l’attention disproportionnée accordée par les médias à la violence, à la corruption et à l’instabilité lors des élections africaines (par rapport à leurs pairs mondiaux) alimente la « prime de risque » appliquée à la dette souveraine africaine. Le message sous-jacent : les articles médiatiques ne sont pas abstraits : ils augmentent concrètement le coût des affaires, limitent les investissements et ralentissent le développement. La perception des investisseurs est influencée à au moins 10 % par le sentiment médiatique, ce qui démontre que les articles et les gros titres jouent un rôle bien réel dans le financement international.

Mme Ebba Kalondo

Ancienne porte-parole de la Commission de l’Union Africaine

L’intervention d’Ebba Kalondo a situé le paysage médiatique mondial actuel dans ses origines coloniales et impériales. Les agences internationales comme Reuters et l’AFP ont été créées non pas pour servir les publics africains, mais pour promouvoir les intérêts du commerce, de l’empire et de l’État occidental par la transmission rapide des prix des matières premières et, plus tard, par la médiation de la guerre et de la diplomatie.

This legacy is persistent: to this day, global news wires and foreign “correspondents” remain the primary source of African stories for both international and African consumption. Local African journalism often relies on these agencies for cross-border stories, leading to further entrenchment of external frames and priorities.

Cet héritage perdure également dans l’accès, la confiance et le langage de l’autorité. Kalondo a souligné que les correspondants étrangers (historiquement presque exclusivement non africains) conservaient l’accès à des sources fiables et à une certaine crédibilité, tandis que les journalistes africains locaux, même chevronnés, se heurtaient à des obstacles pour accéder aux mêmes sujets, questions et espaces.

Makura et Kalondo s’accordaient tous deux à dire que le journalisme (et les informations elles-mêmes) est en pleine transformation. L’objectivité et le reportage factuel sont détériorés par la montée en puissance d’un article d’opinion et d’indignation. Les médias, en particulier les réseaux sociaux, amplifient désormais les sentiments du public, privilégiant l’émotion et la controverse au détriment de la profondeur et de la vérité. La structure de l’économie numérique – où les clics, les mentions « J’aime » et les partages génèrent des revenus – favorise le sensationnalisme, les stéréotypes et la colère.

La médiation algorithmique complique encore les choses. Kalondo a illustré comment des plateformes comme Grok sur Twitter peuvent rapidement modifier les articles numériques, reflétant parfois même les préjugés ou les intérêts politiques de leurs propriétaires. Ceci est particulièrement préoccupant pour l’Afrique, où seule une faible proportion du contenu en ligne est créée par des Africains. Selon Makura, seulement 3 % environ du contenu de Wikipédia couvre l’Afrique ; une proportion encore plus faible est écrite par les Africains eux-mêmes. Ce vide est comblé par des voix et des perspectives extérieures, ce qui signifie que l’intelligence artificielle et les moteurs de recherche mondiaux renforcent, reproduisent et amplifient les stéréotypes hérités, à moins que les Africains eux-mêmes ne génèrent activement du contenu.

Un thème central de la discussion était la propriété : à qui appartiennent les histoires sur l’Afrique ? Qui contrôle les plateformes ? Qui fixe les frontières linguistiques et culturelles des informations en ligne ? Makura a soutenu que pour que les Africains changent le discours, il est essentiel d’investir dans des médias africains résilients et fiables, capables de rivaliser avec des géants mondiaux comme la BBC. Sans cela, même les journalistes africains les plus brillants ont tendance à être attirés par des agences internationales mieux dotées en ressources, ce qui affaiblit encore davantage les capacités locales.

Kalondo a porté le débat à un autre niveau en soulignant l’importance de la souveraineté linguistique. Alors que les grands modèles linguistiques (MLM) et l’intelligence artificielle deviennent les arbitres du sens en ligne, les Africains risquent non seulement de perdre le contrôle de leurs articles, mais aussi de leurs langues elles-mêmes. Les risques culturels, existentiels et sécuritaires sont immenses : si les langues et les contenus africains sont sous-représentés dans les ensembles de données qui alimentent l’IA, la capacité du continent à façonner les articles mondiaux et à garantir sa citoyenneté numérique sera fondamentalement compromise.

De manière frappante, les recherches de la table ronde ont révélé comment les médias africains qui couvrent d’autres pays africains se contentent souvent d’agréger et d’amplifier le contenu des dépêches mondiales. Il a été constaté que les journaux ghanéens traitant le contenu nigérien (et inversement) s’appuyaient massivement sur des sources étrangères telles que Reuters, l’AFP ou d’autres sources similaires, renforçant ainsi l’étroitesse et la focalisation sur la crise de l’Afrique auprès des publics tant étrangers que locaux.

Cela crée un cercle vicieux : les acteurs extérieurs fixent l’ordre du jour, et les médias africains le reproduisent, soit par manque de ressources, soit par manque d’accès, soit par manque de confiance dans leurs propres articles.

À cela s’ajoute la réalité économique : la plupart des formations journalistiques, de la production de contenu et des recherches sur le journalisme africain sont financées par des agences non africaines. Cette situation façonne encore davantage les priorités éditoriales, les normes de formation et même l’image que les journalistes africains se font d’eux-mêmes, renforçant l’idée que « l’Occident est le meilleur » et décourageant les investissements dans les plateformes panafricaines locales.

La table ronde a clairement démontré que les articles médiatiques ont des implications bien au-delà de l’image et de la réputation : ils affectent la sécurité humaine, la stabilité politique et la souveraineté nationale. M. Kalondo a averti que le langage, amplifié par les médias et les algorithmes, peut constituer des armées ou inciter à la guerre, comme en témoigne l’histoire du Rwanda avec la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM). Alors que les jeunes se forgent de plus en plus leur identité en ligne, le risque est que les seules histoires accessibles soient celles définies par d’autres, dépeignant souvent l’Afrique comme dépendante, divisée ou condamnée.

Les intervenants ont également reconnu le changement. L’essor des « créateurs de contenu d’actualité », des Youtubeurs et des plateformes de narration panafricaines a démocratisé l’autorité narrative, donnant plus de pouvoir aux jeunes et donnant naissance à des articles de résilience, d’entrepreneuriat et d’espoir.

Des initiatives comme Africa No Filter soutiennent ces nouveaux narrateurs en proposant des ressources et un mentorat en dehors des salles de rédaction traditionnelles et en s’efforçant d’intégrer au monde numérique des voix diverses et locales.

Les intervenants ont soutenu que pour façonner l’avenir des médias et des articles africains, il est essentiel d’investir dans les capacités médiatiques africaines en soutenant les marques locales comme des sources fiables et indépendantes, capables de définir l’agenda et de concourir pour attirer les publics et les talents. Les Africains devraient enrichir la sphère numérique de leurs propres perspectives en créant et en publiant des contenus reflétant l’ensemble de leurs réalités, en utilisant de multiples langues et plateformes.

Parallèlement, il est crucial de revendiquer la souveraineté linguistique et celle de l’IA/des données ; les nations et les institutions africaines doivent œuvrer pour que leurs langues, leurs idiomes et leurs vérités soient intégrés aux algorithmes du futur en soutenant les initiatives de numérisation, de traduction et de modélisation des langues africaines. Soutenir l’éducation aux médias et la consommation importante est également essentiel, car le rôle de narrateur incombe de plus en plus à chaque citoyen ; la formation doit refléter l’ère numérique, aider les individus à décrypter la désinformation et encourager un engagement critique envers les contenus. En fin de compte, il est nécessaire d’adopter une approche narrative « intégrant l’ensemble de la société », car changer le récit est un projet commun impliquant les gouvernements, la société civile, les services de sécurité, les jeunes et les créateurs de contenu ; un projet qui ne peut être sous-traité ni imposé de l’extérieur.

La table ronde a clairement mis en lumière comment la représentation erronée de l’Afrique dans le monde n’est pas seulement une question d’image, mais aussi de coût économique, de légitimité politique, de souveraineté culturelle et même de sécurité. À mesure que le paysage des médias numériques se transforme, la stratégie de l’Afrique doit évoluer : vers l’appropriation, l’action et une multiplicité de voix qui racontent les histoires complexes et porteuses d’espoir du continent. Le défi à venir exige la capacité, la volonté et le courage de remettre les vérités de l’Afrique – écrites, orales et visuelles – au cœur d’un article numérique mondial.

Matières premières essentielles et guerre des chaînes d’approvisionnement :

Le rôle de l’Afrique

La table ronde « Matières premières essentielles et guerre des chaînes d’approvisionnement : le rôle de l’Afrique » a réuni certains des plus grands penseurs et praticiens africains pour aborder l’un des paradoxes les plus pressants du continent : l’abondance de matières premières essentielles en Afrique et les défis socio-économiques persistants qui ont entravé sa trajectoire de développement.

La discussion, animée par le journaliste Joseph Warungu (Radio One Africa), a réuni le Professeur Kingsley Chiedu Moghalu (premier Président de l’École Africaine de Gouvernance), Dr. Zerbo Lassina (Président de l’Office Rwandais de l’Énergie Atomique), le Dr. Andrey Maslov (Directeur du Centre d’études africaines et Coordinateur du Programme de partage des connaissances sur la gouvernance électronique en Russie) et Dr. Donald Kaberuka (Président et Directeur Associé de SouthBridge Group). Tous ont exploré la manière dont l’Afrique pourrait saisir l’opportunité émergente offerte par la forte demande mondiale de minéraux essentiels, dans un contexte de concurrence accrue au niveau des chaînes d’approvisionnement et de manœuvres géopolitiques.

Professeur Kingsley Chiedu Moghalu (premier Président de l’École Africaine de Gouvernance), Dr. Zerbo Lassina (Président de l’Organe Rwandais de l’Énergie Atomique) et Dr. Andrey Maslov (Directeur du Centre d’études africaines et Coordinateur du Programme de partage des connaissances sur la gouvernance électronique en Russie), respectivement

Professeur Moghalu a évoqué le dilemme persistant auquel l’Afrique est confrontée depuis des décennies : pourquoi ses ressources naturelles ne se sont-elles pas traduites en une prospérité généralisée, comme cela a été le cas dans des pays comme la Norvège ou les États du Golfe ? Il a soutenu qu’une partie de la réponse réside dans la mentalité omniprésente qui régit la gestion des ressources sur le continent (​​une mentalité souvent façonnée par une mentalité de « gardien » qui privilégie les élites et perpétue la corruption au détriment d’un développement à long terme basé sur les populations). 

Professeur Moghalu a souligné la nécessité d’un changement radical des mentalités et de l’institutionnalisation de mécanismes de gouvernance transparents. Plutôt que de se focaliser uniquement sur l’extraction des matières premières, l’Afrique doit se concentrer sur la valorisation et la création de complexité économique, transformant son rôle de fournisseur passif de matières premières en moteur de production compétitive à valeur ajoutée.

The significance of this transformation is underscored by projections for the global minerals market over the next quarter century. Demand for nickel is expected to double, cobalt to triple, and lithium to increase tenfold with the rise of electric vehicles, battery technologies, clean energy, and digital infrastructure. The IMF estimates trillions of dollars in value will be created, yet currently, only a tiny fraction of Africa’s minerals are processed on the continent. Moghalu pointed out that, if Africa can capture even a moderate share of this value through local processing and export of finished or semi-finished goods, it could reverse decades of missed opportunities that characterized Africa’s experience with oil and other traditional commodities.

Professeur Moghalu a souligné la nécessité d’un changement radical des mentalités et de l’institutionnalisation de mécanismes de gouvernance transparents. Plutôt que de se focaliser uniquement sur l’extraction des matières premières, l’Afrique doit se concentrer sur la valorisation et la création de complexité économique, transformant son rôle de fournisseur passif de matières premières en moteur de production compétitive à valeur ajoutée. La pandémie du COVID-19, les chocs d’approvisionnement et les réalignements géopolitiques, comme la guerre en Ukraine, ont mis en évidence les vulnérabilités de l’Afrique : lorsque les chaînes d’approvisionnement mondiales ont été perturbées, l’Afrique s’est retrouvée incapable de compter sur des partenaires extérieurs, ni même sur ses propres institutions, pour ses biens essentiels. Dr. Lassina a appelé à passer du statut de fournisseur passif à celui d’acteur stratégique, en s’engageant activement dans la dynamique des chaînes d’approvisionnement mondiales, en renforçant les capacités de raffinage locales et régionales, et en promouvant l’éducation afin que les dirigeants africains puissent négocier et gérer les ressources selon des conditions plus équitables et éclairées.

 

partners or even its own institutions for essential goods. Lassina called for a shift from being a passive supplier to becoming a strategic actor—proactively engaging with global supply chain dynamics, building local and regional refinery capacity, and fostering education so African leaders can negotiate and manage resources on more equitable and informed terms.

Dr. Zerbo Lassina

Chairman, Rwanda Atomic Energy Board

Il a souligné la nécessité d’une collaboration locale et régionale, notamment par le biais d’investissements transfrontaliers. Ces mesures, a soutenu Dr. Lassina, sont essentielles pour préserver la valeur du continent et garantir une véritable souveraineté. Une gouvernance plus forte, le transfert de connaissances et des institutions transparentes sont des conditions préalables pour que l’Afrique puisse échapper aux cycles d’accords imposés de l’extérieur et tirer parti d’initiatives comme la Zone de de Libre Echange sur le Continent Africain pour la négociation collective et l’industrialisation.

Dr. Andrey Maslov’s intervention shifted the focus further downstream, drawing attention to rapidly evolving patterns of global demand—particularly the consumption of critical minerals by AI and digital infrastructure. He observed that current trends, such as the ever-growing energy demands of AI data centers, pose new challenges and risks. For example, Africa’s energy capacity is now subject to global competition, with significant portions being diverted to power data centers and cryptocurrency mining rather than meeting local needs.

Dr. Maslov a soulevé une question cruciale : le libre échange est-il toujours dans l’intérêt de l’Afrique, en particulier lorsque les puissances mondiales s’empressent de stocker des minéraux non pas pour une utilisation industrielle immédiate, mais pour empêcher leurs adversaires d’y accéder ? Il a averti qu’à moins que les ressources énergétiques et minérales ne soient délibérément orientées vers le développement industriel et social national, l’Afrique risque de répéter les erreurs du passé : extraire et exporter des matières premières aujourd’hui, pour finalement devenir dépendante des importations lorsque sa propre révolution industrielle prendra son essor.

L’auditoire a insisté sur les questions de propriété, de justice mondiale et de mise en œuvre défaillante d’initiatives multilatérales passées, comme le système de certification des minéraux de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs. Certains ont remis en question le principe selon lequel les États africains disposent d’un droit inaliénable sur les minéraux souterrains, antérieur à leur existence même, et ont mis la table ronde au défi d’envisager d’autres modèles de propriété et de partage des bénéfices.

Dr. Andrey Maslov

Director, Center for African Studies and Coordinator, e Governance Knowledge Sharing Program, Russia

La réponse de la table ronde, notamment du Dr. Kaberuka, était pragmatique et ancrée dans l’histoire économique. Il a distingué la « richesse héritée » (les ressources offertes par la géographie) de la « richesse créée », qui est générée par l’innovation humaine, la bonne gouvernance et la transformation des matières premières en produits et services complexes. S’appuyant sur des expériences comparatives, telles que l’essor de la Norvège, des États du Golfe et surtout du Vietnam, les intervenants ont soutenu que l’abondance des ressources à elle seule ne suffit pas ; l’important est de savoir si l’Afrique peut se doter des institutions et des capacités productives pour convertir une richesse en ressources statique en gains économiques dynamiques et durables.

Un autre thème majeur est ressorti : le défi permanent du capital. Si l’industrialisation et la création de valeur ajoutée sont universellement reconnues comme des objectifs cruciaux, l’Afrique se trouve souvent exclue de capitaux abordables et à long terme en raison de la faiblesse de ses systèmes financiers, de l’inadéquation des droits de propriété et de sa dépendance aux investissements directs étrangers qui extraient des ressources.

Professeur Moghalu et  Dr. Lassina ont plaidé pour une meilleure mobilisation des ressources nationales, par une fiscalité efficace, une meilleure gestion des finances publiques et la création de contrats sociaux incitant les citoyens et les entreprises à soutenir les efforts de développement. Ils ont également suggéré que l’Afrique pourrait tirer parti de ses dotations minérales grâce à la certification et à des instruments financiers innovants, tels que la tokenisation des dépôts pour garantir des prêts aux industries et infrastructures à valeur ajoutée, et ont exigé une réforme des banques régionales de développement pour les rendre plus réactives aux besoins contemporains du secteur, y compris le soutien aux projets nucléaires et d’énergie verte.

Dr. Kaberuka a insisté sur le fait que les capitaux mondiaux ne sont pas aussi rares qu’on le pense souvent ; le défi consiste plutôt à créer un environnement propice aux investissements. Avec l’augmentation de l’épargne dans les économies avancées et la recherche de rendements dans un contexte de faibles rendements nationaux, l’Afrique dispose d’une fenêtre d’opportunités pour obtenir les financements nécessaires à sa transformation industrielle, à condition de faire preuve de stabilité politique et d’investissements stratégiques et collaboratifs. Comme il l’a souligné, aucun pays n’a prospéré sans investir massivement dans les infrastructures et les capacités industrielles, même lorsque ces investissements sont initialement coûteux et controversés.

Tout au long de la session, la table ronde est revenue à plusieurs reprises sur la nécessité d’une action stratégique.

La dépendance passée à la bonne volonté extérieure ou à l’espoir d’un ordre libéral fondé sur des règles a systématiquement cédé la place à l’impératif pour l’Afrique de tracer sa propre voie, de définir ses intérêts stratégiques et de négocier collectivement pour assurer son avenir. La nécessité d’une collaboration régionale et continentale a été présentée non seulement comme un impératif économique, mais aussi comme une question de survie dans un monde où les ressources essentielles sont de plus en plus utilisées comme armes pour le pouvoir géopolitique.

En résumé, la table ronde a conclu que l’ère de la participation passive de l’Afrique aux chaînes de valeur mondiales doit prendre fin si le continent veut revendiquer la place qui lui revient dans la prochaine vague industrielle. Cela exige plus que l’extraction des ressources ; cela exige une valeur ajoutée, l’intégration régionale, l’innovation institutionnelle et une gouvernance stratégique capables à la fois de protéger l’Afrique des accords prédateurs et d’autonomiser ses citoyens pour les générations futures. L’Afrique se trouve à la croisée des chemins entre la répétition des cycles historiques d’exploitation et l’entrée dans une nouvelle ère de souveraineté et de prospérité partagée ; les choix et les collaborations forgés aujourd’hui détermineront la voie qu’elle doit suivre.

Dr. Donald Kaberuka

Président et Directeur Associé de SouthBridge Group

Frappes de précision à l’ère numérique:

Réinterpréter les capacités offensives et défensives

La table ronde, intitulée « Frappes de précision à l’ère numérique : réinterpréter les capacités offensives et défensives », a permis une évaluation importante et opportune de la confrontation stratégique de l’Afrique avec les technologies militaires contemporaines. Les participants issus des milieux de la défense, universitaires et politiques ont convenu que le paysage sécuritaire opérationnel de l’Afrique s’est considérablement complexifié. La distinction de plus en plus floue entre menaces conventionnelles et asymétriques (notamment le terrorisme, les cyberattaques et la criminalité transnationale) exige non seulement une adaptation technologique, mais aussi, et surtout, une transformation des cadres institutionnels, du capital humain et des cultures stratégiques.

L’un des thèmes centraux était qu’aucune technologie, aussi sophistiquée soit-elle, ne peut à elle seule garantir la dissuasion ou le succès opérationnel.

La sécurité dépend plutôt de l’intégration de la technologie à la stratégie, à la doctrine et à la structure des forces, ainsi que de la qualité de l’expertise locale et de la flexibilité des organisations militaires. La table ronde a souligné l’essor et l’utilité des armes de précision, des drones et des systèmes réseaucentriques qui permettent théoriquement des frappes précises et la neutralisation des adversaires avec un minimum de dégâts collatéraux. Toutefois, ces innovations ne tiennent leurs promesses que lorsqu’elles s’accompagnent d’une formation rigoureuse, de modélisations et de simulations robustes, et d’un apprentissage institutionnel.

Sans investissement dans le capital humain (les ingénieurs, les opérateurs, les tacticiens et les analystes qui transforment les plateformes en puissance militaire efficace), les armées africaines risquent de devenir de simples consommateurs de gadgets importés, avec peu de capacité à influencer les résultats ou à s’adapter à l’évolution des technologies et des menaces.

Un point récurrent des discussions concernait « l’exposition asymétrique » généralisée du continent. La plupart des pays africains restent dépendants des fournisseurs étrangers pour leurs technologies stratégiques, ce qui les rend vulnérables aux fluctuations des priorités et des intérêts des puissances extérieures. Cette dépendance est aggravée par la faiblesse des écosystèmes locaux de recherche et de développement et par une capacité insuffisante à innover, à s’adapter et à maintenir des systèmes militaires de haute technologie.

La table ronde a averti que la souveraineté à l’ère numérique est compromise lorsque le contrôle des systèmes, logiciels et chaînes d’approvisionnement stratégiques est confié à des acteurs extérieurs. Dans ce contexte, même l’acquisition d’armes de pointe peut davantage servir les objectifs stratégiques des États étrangers plutôt que la sécurité africaine elle-même. Pour atteindre une certaine autonomie, les pays africains doivent créer des départements de recherche et de développement endogènes, nouer des partenariats entre l’armée, le monde universitaire et l’industrie, et définir des cadres politiques qui privilégient l’autonomie technologique à long terme plutôt que les gains d’approvisionnement à court terme.

La valeur opérationnelle des armes de l’ère numérique est fondamentalement liée à la capacité des États à institutionnaliser une formation spécialisée. La table ronde a insisté sur la nécessité d’une formation continue en matière de ciblage, d’utilisation des systèmes d’armes, de cyberdéfense et la coordination des opérations conjointes et multidisciplinaires.

La simulation et la modélisation ont été présentées comme des outils essentiels pour traduire la théorie en pratique, permettant aux forces de tester des scénarios, d’adapter des tactiques et de répéter des opérations avant un engagement réel. Ces outils sont non seulement prudents financièrement, mais aussi essentiels pour favoriser une culture fondée sur les leçons apprises et une doctrine basée sur les preuves. Toutefois, les intervenants ont souligné la nécessité de démocratiser la technologie au-delà des unités spéciales d’élite ; pour que la précision soit efficace, les compétences tactiques et stratégiques doivent être réparties à tous les niveaux de commandement.

L’interdépendance et l’action collective ont été identifiées comme des défis et des impératifs pour l’avenir de la sécurité en Afrique. Les défis transfrontaliers (des cyber-incursions aux flux d’armes illicites et aux réseaux terroristes régionaux) ne peuvent être résolus de manière adéquate par des approches nationales fragmentées.

La table ronde a constaté que le secteur de la sécurité africaine peine à établir des coalitions régionales solides, fondées sur la solidarité, l’intérêt mutuel et la confiance. Les divisions entre États, parfois exacerbées par la coopération avec des acteurs extérieurs au détriment des voisins, freinent le partage d’informations et le regroupement des ressources nécessaires à l’acquisition de technologies, à la formation et à l’élaboration de doctrines à grande échelle.

Pour remédier à cela, les participants ont plaidé en faveur de normes juridiques et institutionnelles continentales, ou du moins supranationales, pour le renseignement, l’approvisionnement, la formation et la gestion des technologies émergentes. Des centres d’excellence régionaux, des initiatives de recherche conjointes et des cadres juridiques harmonisés ont été recommandés afin de promouvoir l’efficacité, la confiance et la dissuasion collective.

Un autre problème connexe est la fragmentation de la base industrielle et du savoir de défense de l’Afrique. La table ronde a déploré la rareté (et encore plus la rareté de la coordination) des institutions chargées de combler les lacunes technologiques. Souvent, la production et l’innovation locales sont freinées par des obstacles réglementaires, un financement insuffisant ou un manque de vision, reléguant l’Afrique au rang de marché plutôt que de source de nouvelles technologies militaires.

L’absence de capacités de dissuasion nucléaire locales a été citée comme une vulnérabilité stratégique, même si les participants sont allés jusqu’à prôner la prolifération nucléaire.

Ils ont plutôt insisté sur la nécessité de dispositifs de dissuasion plus larges, mettant l’accent sur les cybercapacités, un renseignement robuste et des structures de commandement et de contrôle intégrées au niveau régional, considérés comme des objectifs pertinents et plus immédiatement réalisables.

Le coût des infrastructures de sécurité numérique a été reconnu comme prohibitif, mais les membres de la table ronde ont insisté sur la nécessité de mesurer les coûts d’investissement et le rapport qualité-prix obtenu grâce à des forces efficaces et précises. Les acquisitions stratégiques doivent être guidées par une évaluation minutieuse des besoins opérationnels, des contraintes environnementales, ainsi que du potentiel d’adaptation locale et de recouvrement des coûts. Afin d’optimiser le retour sur investissement, la collaboration intellectuelle entre les planificateurs militaires africains, les chercheurs universitaires et le secteur privé a été encouragée afin de favoriser le développement local en matière de solutions évolutives et adaptées au contexte.

La table ronde a également reconnu l’importance d’une solide connaissance de la situation, rendue possible par des capteurs en réseau (une surveillance permanente et une analyse des données en temps réel), comme pilier essentiel de la dissuasion moderne. Les progrès des technologies numériques permettent une prise de décision plus rapide et une application rapide de la force, mais uniquement s’ils sont associés à un personnel bien formé et aux systèmes d’informations vigoureux. Face à la fluidité des menaces actuelles, le secteur de la sécurité africain doit rester adaptatif, en évaluant et en actualisant régulièrement les technologies et les tactiques grâce à des boucles de rétroaction institutionnalisées.

En bref, la session a clairement montré que l’Afrique doit encore réfléchir à son approche de la dissuasion, de l’attaque et de la défense à l’ère numérique. Cela implique non seulement l’acquisition de nouveaux équipements, mais aussi, et surtout, le développement du capital humain, l’innovation institutionnelle et les partenariats régionaux nécessaires pour posséder, exploiter et adapter en permanence des capacités de pointe.

L’autonomie stratégique ne se concrétisera pas par l’adoption passive de solutions étrangères, mais par une collaboration active, une recherche et un développement endogènes, et un engagement commun en faveur de la solidarité et du partage des connaissances à travers le continent. Ce n’est qu’à cette condition que l’Afrique pourra sortir la masse pour devenir un centre des innovations militaires et de sécurité, en veillant à ce que ses ressources, ses talents et ses choix stratégiques servent les intérêts et les aspirations de ses propres peuples plutôt que ceux d’acteurs extérieurs.

Lutter contre les menaces croissantes du terrorisme en Afrique

La table ronde de l’ISCA sur le thème « Lutter contre les menaces croissantes du terrorisme en Afrique » a réuni de hauts responsables de la sécurité et du renseignement pour s’attaquer à l’une des crises sécuritaires les plus urgentes et les plus évolutives du continent.

crises.

Les participants ont reconnu la triste réalité : l’Afrique est devenue l’un des foyers mondiaux du terrorisme. Des foyers comme le Sahel connaissent une prolifération de groupes et de tactiques violents, et même des enfants sont activement impliqués dans le militantisme. La session a examiné les aspects persistants et émergents de la menace terroriste, la multiplicité des facteurs de vulnérabilité et l’évolution des réponses nécessaires pour protéger les sociétés africaines dans ce contexte.

Si le Rwanda, pays hôte de la conférence, a été présenté comme un exemple de réussite en matière de promotion d’une coopération régionale efficace et de développement de réponses innovantes et adaptées au terrorisme, la table ronde a reconnu qu’à l’échelle du continent, les réponses politiques peinent encore à rattraper le caractère adaptatif et interconnecté des menaces terroristes.

Les acteurs terroristes, tels que ceux liés à Daech, ont souvent une longueur d’avance, opérant de manière transparente au-delà des frontières, exploitant les lacunes informationnelles, réglementaires et de renseignement entre les États et tirant parti des nouvelles technologies pour recruter, mobiliser et frapper. Par conséquent, les participants ont soutenu que les efforts africains de lutte contre le terrorisme (LT) doivent dépasser les réponses isolées et centrées sur les États pour adopter une stratégie panafricaine plus intégrée, s’appuyant sur la coopération régionale, le partage des ressources et des normes unifiées.

One key recommendation emerging from the roundtable was the immediate need to establish and reinforce regional and sub-regional counterterrorism cooperation. While existing platforms and arrangements have made some progress, new mechanisms and broader coordination are essential, particularly around information sharing, collective threat assessment, and the development of Africa’s own sanctions list targeting both domestic and transborder terrorist groups. Recognizing that African countries have the necessary resources and tools but too often fail to share and synergize them, the panel called for a more proactive approach to cross-border intelligence sharing and joint operations.

L’une des principales recommandations issues de la table ronde concernait la nécessité immédiate d’établir et de renforcer la coopération régionale et sous-régionale en matière de lutte contre le terrorisme. Si les plateformes et les accords existants ont progressé, de nouveaux mécanismes et une coordination plus large sont essentiels, notamment en matière de partage d’informations, d’évaluation collective des menaces et d’élaboration d’une liste de sanctions propre à l’Afrique, ciblant les groupes terroristes nationaux et transfrontaliers. Reconnaissant que les pays africains disposent des ressources et des outils nécessaires, mais qu’ils omettent trop souvent de les partager et de les mettre en synergie, la table ronde a appelé à une approche plus proactive du partage de renseignements transfrontaliers et des opérations conjointes. Une grande partie des discussions a porté sur les moteurs idéologiques du terrorisme et les processus de radicalisation qui sous-tendent le recrutement et la violence. Les intervenants ont convenu qu’aux côtés des courants idéologiques plus traditionnels, de nouvelles formes de radicalisation, relayées par les médias numériques, prolifèrent, nécessitant à la fois un approfondissement des connaissances – par la recherche – et un élargissement des interventions antiterroristes au-delà des solutions policières et militaires.

Cela comprend des campagnes de sensibilisation du public, mettant l’accent sur la déglamourisation du terrorisme par l’engagement et la dénonciation communautaires, et l’autonomisation des jeunes pour qu’ils résistent aux tentations du recrutement. L’importance d’impliquer les chefs religieux – musulmans et chrétiens – comme partenaires dans le renforcement de la résilience a été soulignée, avec des exemples de collaborations telles que la formation d’imams jordaniens pour enseigner à leurs homologues rwandais comment contrecarrer les discours extrémistes, et les stratégies judiciaires et communautaires efficaces mises en œuvre par le Rwanda pour prévenir la propagation de la radicalisation.

Un autre point central du débat a porté sur la transformation technologique des méthodes terroristes et des mesures antiterroristes. Les organisations terroristes utilisent de plus en plus les plateformes numériques, l’IA et les communications cryptées, exigeant des services de sécurité africains qu’ils élaborent des cadres réglementaires, technologiques et procéduraux pour la surveillance et l’interaction avec les technologies émergentes.

Les agences de renseignement et de sécurité doivent donc adopter des outils de contre-espionnage tels que les drones, les cybercapacités, la surveillance par IA et l’analyse avancée des données pour rester efficaces.

Toutefois, la table ronde a mis en garde contre l’adoption de nouvelles technologies sans cadres réglementaires solides, protocoles d’approvisionnement transparents et garanties contre l’abus ou l’encouragement accidentel d’innovations susceptibles d’être détournées vers le terrorisme. Ce n’est qu’en agissant collectivement pour harmoniser les réglementations, surveiller les transferts technologiques et partager les meilleures pratiques que les États africains pourront conserver un avantage face à des vecteurs de menaces en mutation rapide.

La réforme institutionnelle est apparue comme un autre thème majeur, la table ronde ayant identifié la nécessité d’une réforme du secteur du renseignement privilégiant à la fois la police de proximité, le professionnalisme et la formation du personnel. Le renforcement de la coopération interinstitutionnelle au sein des États – en décloisonnant les services de renseignement, les forces de l’ordre, l’armée et la société civile – a été largement perçu comme un multiplicateur de force. La formation et le développement des capacités, tant au sein des États africains qu’entre eux, ont été présentés comme n’exigeant pas nécessairement de ressources importantes, mais exigeant un engagement à partager les expériences, les enseignements tirés et les compétences au-delà des frontières.

Créer une dissuasion efficace contre le terrorisme exige également un engagement plus profond envers les causes profondes – la pauvreté, la marginalisation, la mauvaise gouvernance et le manque d’opportunités pour les jeunes. La table ronde a plaidé non seulement en faveur de réponses militaires ou punitives, mais aussi en faveur d’approches holistiques incluant l’amnistie, la réhabilitation, la réintégration, le pardon et l’autonomisation.

Une attention particulière a été accordée à l’éducation des groupes minoritaires, notamment à l’enseignement de la véritable doctrine religieuse comme bouclier contre la manipulation par les extrémistes. L’implication des acteurs technologiques, des médias et des plateformes sociales, en partenariat avec les services de renseignement et les responsables communautaires, a été reconnue comme essentielle pour contrecarrer l’utilisation abusive de l’espace numérique à des fins de radicalisation et de recrutement.

Une autre dimension abordée a porté sur la nécessité de cadres réglementaires nationaux pour les technologies émergentes afin d’empêcher leur instrumentalisation à des fins terroristes, sans pour autant entraver l’innovation bénéfique. Les participants ont convenu que la surveillance des marchés publics, de la réglementation et du partage de renseignements sur les menaces devait être coordonnée entre les États afin d’éviter les vulnérabilités disparates susceptibles d’être exploitées par des réseaux terroristes agiles et sans frontières. Le partage d’informations et de renseignements, soutenu par la confiance, les normes juridiques et la responsabilité mutuelle, a été considéré comme le pilier de toute approche collective réussie de lutte contre le terrorisme.

La table ronde a également évoqué la conférence elle-même, considérée comme un modèle puissant de coordination et de solidarité africaines en matière de lutte contre le terrorisme, saluant l’ISCA pour avoir réuni un ensemble diversifié de chefs du renseignement et de praticiens politiques afin de partager leurs expériences, leurs meilleures pratiques et leurs stratégies concrètes.

En conclusion, la table ronde a appelé l’Afrique à adopter une approche globale, multi-niveaux et prospective de la lutte contre le terrorisme, intégrant la réforme du secteur du renseignement, la préparation technologique, la collaboration interétatique, l’engagement communautaire et l’autonomisation stratégique des populations vulnérables. Seuls la solidarité, l’apprentissage mutuel et l’appropriation du discours et de l’architecture stratégique de la lutte contre le terrorisme permettront au continent de rattraper et, à terme, de devancer la menace croissante posée par les acteurs terroristes. La conférence de l’ISCA a été reconnue comme une plateforme essentielle pour alimenter ce dialogue, maintenir la dynamique et consolider la réponse collective de l’Afrique à une menace terroriste de plus en plus transfrontalière et technologique.

Quel est l’avenir des missions de maintien de la paix en Afrique ?

La table ronde, intitulée « Quel avenir des missions de maintien de la paix en Afrique ? », a réuni un groupe estimé de praticiens et d’analystes connaissant parfaitement l’évolution et la crise actuelle du maintien de la paix sur le continent. Parmi les intervenants figuraient le Général Patrick Nyamvumba, Haut-Commissaire du Rwanda en Tanzanie et ancien dirigeant d’opérations de paix ; le Dr. Philip Kasaija Apuuli, Professeur Associé à  Makerere University et chercheur-praticien spécialisé dans les missions de paix en Afrique ; Mme Clotilde Mbaranga Gasarabwe, ancienne Secrétaire Générale Adjointe des Nations Unies pour la sûreté et la sécurité et haut responsable sur le terrain au Mali ; et S.E. Ahmedou Ould-Abdallah, conseiller du Conseil d’Administration de International Peace and Security Institute et diplomate doté d’une vaste expérience des opérations de paix en Afrique de l’Ouest. Animée par le journaliste chevronné Joel Kibazo, la table ronde s’est appuyée sur des décennies d’engagement dans le maintien de la paix, en abordant des questions allant du financement et de la stratégie à l’appropriation et à l’évolution des conflits africains.

Dr. Philip Kasaija Apuuli a retracé les origines du maintien de la paix, rappelant à l’auditoire que, contrairement à la perception commune, le terme et la pratique sont absents de la Charte originale des Nations Unies et sont nés d’une réponse improvisée à la crise de Suez en 1956. Traditionnellement, le maintien de la paix reposait sur les principes du consentement du pays hôte, de l’impartialité et du non-recours à la force, sauf en cas de légitime défense.

En Afrique, toutefois, la situation a changé : non seulement la plupart des conflits contemporains défient le modèle interétatique classique (ils sont intra-étatiques, fragmentés et alimentés par la politique, l’économie et même le changement climatique), mais l’appétit mondial pour une intervention sous mandat de l’ONU est très bas.

Sur les quelques 75 missions de maintien de la paix des Nations Unies menées depuis 1956, environ 35 ont eu lieu en Afrique, dont cinq étaient encore en cours en 2024. Malgré cette forte concentration, les intervenants ont convenu que le maintien de la paix sur le continent, tant dans ses formes classiques que contemporaines, traverse une crise aiguë – un outil déployé davantage comme une improvisation désespérée que comme une solution stratégique, et aussi susceptible de perpétuer la présence internationale que de résoudre les causes profondes.

Général Patrick Nyamvumba

Haut-Commissaire du Rwanda en Tanzanie

Général Nyamvumba a soutenu que, malgré les coûts importants et la durée des missions de maintien de la paix des Nations Unies en Afrique (comme la MONUSCO en République Démocratique du Congo, qui a dépensé plus de 25 milliards de dollars sans grand succès mesurable), le continent restait « nulle part » en termes de réaliser une paix durable. Il a contextualisé sa critique dans le contexte plus large de l’évolution géopolitique mondiale : alors que les acteurs extérieurs se replient sur eux-mêmes et privilégient leur propre défense et leur économie, les questions africaines disparaissent de plus en plus de l’agenda mondial. Il est donc de plus en plus impératif pour l’Afrique de prendre en charge ses conflits et leurs résolutions, de peur que le continent ne soit laissé, comme lors de la « bousculade » coloniale de 1885, à la merci des intérêts et des rivalités extérieures.

Les résolutions du Conseil de Sécurité sont cruciales et dépendent fortement du consensus international, et non local. Mais une fois déployées, les opérations de maintien de la paix sont trop souvent présentées comme des solutions à court terme assorties de critères de sortie clairs – une pratique rarement respectée, surtout lorsque les causes profondes des crises ne sont pas traitées. Mme Gasarabwe a comparé des cas comme la Guinée, où un dialogue vigoureux et un soutien régional ont empêché une mission, avec le Mali, où les dépenses massives de maintien de la paix n’ont pas tenu compte des facteurs contextuels d’extrémisme et d’effondrement. Selon elle, les missions atteignent de meilleurs résultats lorsqu’elles sont limitées dans le temps, soutenues par une véritable implication nationale, et accompagnées d’efforts concrets visant à consolider la sécurité locale et régionale plutôt que de s’y substituer.

 

Au sein de la table ronde et dans l’auditoire, plusieurs défis et héritages cruciaux ont émergé. L’un d’eux est le problème persistant du financement : les opérations de paix sont coûteuses, des missions comme la MINUSMA au Mali coûtant plus d’un milliard de dollars par an, tandis que la « paix » réelle reste insaisissable et que les intérêts des donateurs internationaux et des populations locales sont souvent divergents.

S.E. Moussa Faki Mahamat, Président du Conseil Consultatif de l’ISCA et ancien Président de la Commission de l’Union Africaine, est intervenu depuis l’auditoire pour livrer une analyse pointue. Il a déclaré que l’ère du maintien de la paix traditionnel en Afrique était bel et bien terminée. S’appuyant sur son expérience personnelle, il a détaillé le décalage entre les réalités du terrain –où les troupes sont paralysées par des mandats restrictifs et des excès logistiques – et les dépenses colossales de l’ONU, qui n’apportent que peu de progrès. S.E. Faki a évoqué l’incapacité à doter les initiatives régionales africaines, comme le G5 Sahel, de ressources suffisantes pour leurs opérations antiterroristes, alors même que le système des Nations Unies dépensait des sommes considérables pour des missions dans la même zone géographique. Il a salué l’adoption de la résolution 2719 de l’ONU, autorisant en principe le financement de 75 % des opérations de maintien de la paix africaines par l’ONU, mais a déploré sa non-application en raison des réticences des grandes puissances. Selon S.E. Faki, la seule voie à suivre est que les Africains eux-mêmes dirigent, financent et conçoivent l’architecture future de la   sécurité du continent.

Ambassadeur Ould-Abdallah, fort de sa vaste expérience de la médiation, il a affirmé fermement que le maintien de la paix contemporain est confronté à des défis insurmontables, car la plupart des conflits africains sont désormais des rébellions internes et non des guerres entre États. La prolifération d‘acteurs non étatiques – tribaux, ethniques, politiques ou transnationaux – rend inefficaces les modèles traditionnels de maintien de la paix inefficaces. Ces acteurs ne sont pas unis, prospèrent souvent grâce à des économies illicites et peuvent considérer les conflits prolongés comme profitables, s’opposant ainsi à la paix que les missions internationales sont chargées de rétablir. Il a suggéré que, plutôt que de s’en tenir à des approches de maintien de la paix devenues obsolètes, il convient d’adopter des modèles plus flexibles, fondés sur une compréhension approfondie des dynamiques locales et capables d’y adapter les réponses.

Mme Clotilde Mbaranga Gasarabwe

Ancienne Secrétaire Générale Adjointe des Nations Unies pour la sûreté et la sécurité et haute responsable sur le terrain au Mali

Mme Gasarabwe, ayant à la fois façonné et mis en œuvre la politique de maintien de la paix aux plus hauts niveaux de l’ONU, a mis à profit son expérience pour décortiquer la logique erronée liant la « mise en place » (déploiement) et le « retrait » d’une mission. La décision de déployer est presque toujours politique, influencée par les appels des États membres ou les impératifs de sécurité.

Lors de la séance de clôture, les intervenants se sont unis pour réclamer des réformes ancrées dans le réalisme et la capacité d’action africaine.

Général Nyamvumba a souligné l’efficacité relative des interventions menées par l’Afrique – des accords bilatéraux comme le déploiement du Rwanda au Mozambique et le modèle de forces de réaction rapide, dotées d’équipements légers et bénéficiant d’un soutien technologique, modèles à développer avec l’aval de l’Union Africaine. Il a insisté sur la nécessité d’exploiter des innovations telles que l’IA, la surveillance par drone et les mécanismes d’alerte précoce pour surmonter l’ampleur et l’imprévisibilité des menaces modernes. Toutes les interventions futures, a-t-il ajouté, doivent privilégier la compréhension des contextes politiques et culturels locaux, trop souvent négligés par des contingents multinationaux en rotation, peu familiarisés avec le terrain et la société.

Dr. Philip Kasaija Apuuli

Professeur Associé à Makerere University et chercheur-praticien en missions de paix en Afrique

Dr. Apuuli a plaidé pour une réorientation stratégique visant à s’affranchir du recours aux forces internationales de maintien de la paix. Il a recommandé d’institutionnaliser et de renforcer l’Architecture africaine de paix et de sécurité (AAPS), qui englobe la médiation, l’alerte précoce, la Force africaine en attente, le Groupe des Sages et un Fonds pour la paix revitalisé.

La prévention, a-t-il soutenu, devrait être la priorité, car elle est à la fois rentable et réalisable lorsqu’elle est soutenue par des services de renseignement et une médiation rapide, et moins dépendante de déploiements de troupes étrangères coûteux. Dr. Apuuli considérait la tendance aux coalitions et missions de soutien ponctuelles et à court terme – plutôt qu’aux déploiements classiques de casques bleus, indéfiniment prolongés – comme inévitable et potentiellement positive lorsqu’elle s’accompagnait d’une légitimité locale et de stratégies de sortie solides.

Mme Gasarabwe et l’Ambassadeur Ould-Abdallah ont tous deux souligné l’urgence de diversifier les sources de financement. Mme Gasarabwe a appelé les milliardaires africains et le secteur privé à considérer la sécurité à la fois comme un bien public et comme un secteur d’investissement, notamment dans les nouvelles technologies et la formation du personnel africain. Elle a souligné que les opérations de paix ne peuvent être efficaces que lorsqu’elles s’accompagnent d’une gouvernance transparente, d’un dialogue crédible et d’une attention particulière portée au renforcement des capacités des États, afin que les missions temporaires évoluent vers des solutions internes durables. 

Ould-Abdallah a également insisté sur le fait que l’Afrique doit assumer une plus grande part des coûts du maintien de la paix pour avoir davantage voix au chapitre dans la prise de décision et gagner le respect international, rappelant que les troupes africaines ont fait leurs preuves sur les théâtres d’opérations internationaux, mais restent sous-représentées et sous-estimées en termes de financement et de commandement.

L’avenir, a conclu la table ronde, doit être ancré dans les réalités des conflits africains modernes : internes, complexes et susceptibles d’être exploités par une multitude d’acteurs. Le maintien de la paix doit évoluer, passant de missions mandatées de l’extérieur et à durée indéterminée à des cadres africains privilégiant la prévention, la connaissance du terrain, le déploiement rapide, l’innovation technologique et la diversification des financements. Les missions doivent être limitées dans le temps, conçues en fonction des réalités locales et destinées à appuyer, plutôt qu’à se substituer à, la mise en place d’institutions nationales durables. La mobilisation politique à tous les niveaux – les gouvernements africains, l’Union Africaine, le secteur privé et les partenaires internationaux – sera essentielle pour bâtir une architecture de paix et de sécurité à la fois flexible, légitime et durable face aux multiples défis sécuritaires que connaît l’Afrique.

Joel Kibazo, Général Patrick Nyamvumba, Dr. Philip Kasaija Apuuli et Mme Clotilde Mbaranga Gasarabwe respectivement

Instaurer la confiance pour les investissements intra-africains

La table ronde sur le thème « Instaurer la confiance pour l’investissement intra-africain » a réuni des personnalités influentes pour explorer l’un des défis et opportunités les plus urgents du continent : comment instaurer un climat de confiance pour accélérer l’investissement et l’intégration économique entre les États et les peuples africains ? Modérée par Mme Fatmata Lovetta Sesay, Représentante résidente du PNUD au Rwanda,

M. Jean Guy Afrika

PDG de l’Office pour la Promotion du Développement au Rwanda

et avec la participation du Professeur Atif Mian, professeur d’économie à Princeton University, et de M. Jean Guy Afrika, PDG de l’Office pour la Promotion du Développement au Rwanda, la session a examiné les dimensions structurelles, institutionnelles et culturelles de l’investissement, de la confiance et de la prospérité durable pour une jeunesse africaine en pleine expansion.

Prof. Atif Mian

Professeur d’Économie à Princeton University

La discussion a débuté par la reconnaissance de la réalité démographique et économique actuelle de l’Afrique, où l’explosion démographique des jeunes (60 % de la population du continent a moins de 25 ans) présente à la fois des promesses et des risques extraordinaires. Alors que seulement un quart des nouveaux entrants sur le marché du travail chaque année parviennent à trouver un emploi, et que la majorité des emplois sont créés dans le secteur informel, les intervenants ont reconnu qu’un investissement intra-africain responsable n’est pas simplement une question d’opportunité économique, mais une voie essentielle vers la stabilité sociale et la paix. Si rien n’est fait, le chômage et le sous-emploi élevés des jeunes risquent de saper la confiance dans les institutions, d’accroître la fragilité et de créer les conditions de l’extrémisme. À l’inverse, un investissement intra-africain réussi pourrait servir de puissant moteur de croissance inclusive et de résilience.

Réfléchissant au moment historique de l’Afrique, Mme Sesay a souligné le défi du séquençage : l’investissement renforce-t-il la confiance, ou la confiance attire-t-elle l’investissement ? Elle a noté que, dans la pratique, la relation est dynamique et itérative ; un investissement efficace contribue à renforcer la confiance, condition essentielle pour attirer les capitaux et les partenariats à long terme qui sous-tendent une croissance durable. S’intéressant au secteur informel, qui représente jusqu’à 85 % des emplois en Afrique, la table ronde a abordé la nécessité de repenser les mécanismes et les résultats de l’investissement.

  1. Afrika a souligné la nécessité de fonder les politiques sur des données précises et une compréhension nuancée. Le secteur informel, a-t-il noté, n’est pas homogène : il comprend aussi bien des entrepreneurs survivalistes que des acteurs illégitimes. Les gouvernements doivent investir dans des capacités statistiques et de données modernes pour distinguer ces groupes, profiler et soutenir les véritables micro-entrepreneurs, et créer des points d’entrée pour la formalisation tout en luttant contre les activités illicites dans des cadres juridiques appropriés. Des exemples régionaux, tels que l’introduction de régimes commerciaux simplifiés pour les petits commerçants transfrontaliers en Afrique de l’Est, montrent comment l’innovation réglementaire et des réformes ciblées peuvent faciliter l’intégration progressive de l’informel dans le système économique global, tout en offrant protection et autonomisation plutôt qu’en imposant des mesures punitives.

Professeur Mian a soutenu que, si l’informalité est depuis longtemps une caractéristique des économies en développement, une stratégie fondamentale doit consister à accroître les incitations à la participation au secteur formel, non pas par la force, mais par des réformes et des services qui rendent la formalité attractive : des systèmes permettant aux talents, à l’entrepreneuriat et aux capitaux de s’épanouir dans des environnements réglementés, transparents et porteurs de croissance. La formalisation, a-t-il suggéré, ne se limite pas aux recettes de l’État, mais est intimement liée au renforcement de la confiance. Autrement dit, lorsque l’activité entrepreneuriale est transparente et donc visible pour les prêteurs, les investisseurs et les autorités, il devient possible de constituer un capital réputationnel et de débloquer de nouvelles opportunités de croissance.

La table ronde a reconnu que les infrastructures numériques (plus particulièrement les plateformes d’argent mobile) ont radicalement transformé le paysage du commerce informel, de l’inclusion financière et de la transparence. L’expérience africaine en matière d’argent mobile démontre comment la technologie peut commencer à attirer les acteurs informels dans des relations plus formalisées, créer des données précieuses et catalyser de nouveaux modèles économiques sans encourir initialement les lourdeurs bureaucratiques d’une formalisation « complète ». Toutefois, les intervenants ont également reconnu que les transactions mobiles sont souvent taxées au niveau des opérateurs de télécommunications et nécessitent une intégration plus ciblée dans les stratégies économiques nationales afin de maximiser les impacts sur le développement.

Abordant le niveau macroéconomique, la session a examiné les raisons pour lesquelles le commerce et les investissements intra-africains restent limités malgré des ambitions régionales telles que la Zone de Libre Échange sur le Continent Africain (ZLECA). Professeur Mian a expliqué que le « modèle de gravité » du commerce, dans lequel la proximité et la taille économique stimulent les échanges transfrontaliers, prédit que le commerce intra-africain devrait être bien plus élevé que ce qui est observé. Cette sous-performance persistante, a-t-il soutenu, résulte d’une combinaison de barrières tarifaires et non tarifaires, d’environnements réglementaires fragmentés, de faiblesse des infrastructures, de régimes juridiques disparates et, surtout, de fragmentation monétaire et macroéconomique. Il a fait valoir que les unions monétaires existantes en Afrique, en particulier celles liées à l’Europe, compromettent souvent la souveraineté macroéconomique, exposant les pays aux chocs externes et entravant leur capacité à ancrer l’inflation et la crédibilité de leurs politiques. La solution, a-t-il suggéré, réside dans la création de banques centrales solides et fiables, leur conférant l’indépendance et la légitimité nécessaires pour gérer les anticipations d’inflation – une condition préalable essentielle à l’investissement à long terme et à la confiance dans l’environnement économique. La confiance des investisseurs est indissociable de la stabilité macroéconomique : des institutions budgétaires et monétaires crédibles témoignent de la stabilité et de l’avenir du paysage de l’investissement en Afrique.

Afrika a développé le potentiel transformateur d’investissements intra-africains réussis. Au-delà de l’augmentation de la productivité et des revenus, il a souligné que des chaînes de valeur régionales plus profondes, des infrastructures partagées (telles que les réseaux ferroviaires, énergétiques ou numériques) et des cadres réglementaires harmonisés peuvent favoriser des dépendances mutuelles qui augmentent le coût d’opportunité des conflits et réduisent considérablement les risques associés à l’activité économique transfrontalière.

Tirant les leçons de la création de l’Union Européenne, il a souligné que l’interdépendance matérielle – qu’il s’agisse du charbon et de l’acier ou de leurs équivalents modernes – peut remodeler les calculs des dirigeants politiques et économiques, créant ainsi des incitations à la paix et à la stabilité. Il a également noté que la stratégie de l’Union africaine consistant à utiliser les communautés économiques régionales (CER) comme piliers de l’intégration continentale est pragmatique, compte tenu de la grande diversité géographique, juridique et infrastructurelle du continent. En réalité, l’intégration régionale constitue une étape préparatoire à l’intégration continentale, permettant aux pays et aux entreprises de développer la confiance, des systèmes partagés et des habitudes réglementaires par étapes gérables avant de passer à une échelle africaine.

Les interventions du public ont approfondi la discussion, incitant les panélistes à relier la théorie à des réalités concrètes, telles que l’impact de l’argent mobile sur la formalisation, le rôle crucial du secteur informel dans l’emploi des femmes et des jeunes, les effets de démonstration des projets d’infrastructures publiques et les compromis entre souveraineté nationale et intégration régionale.

Des exemples concrets, tels que les infrastructures routières qui catalysent le commerce local et réduisent la criminalité, ont illustré l’effet catalyseur et de renforcement de la confiance d’un investissement public visible. D’autres interventions ont souligné la nécessité d’une harmonisation réglementaire accrue, de capacités administratives au sein des institutions publiques et d’une politique volontariste visant à faciliter les liens interpersonnels, transcendant les frontières coloniales artificielles et les habitudes nationalistes profondément ancrées.

Concernant l’intégration, les deux panélistes ont mis en garde contre les fausses dichotomies. La voie de l’Afrique vers l’unité économique est nécessairement progressive, ancrée dans des CER solides qui servent de plateformes aux stratégies panafricaines. 

Les réussites du Botswana et du Rwanda montrent que la taille importe moins que la qualité de la réglementation, la cohérence des politiques, l’État de droit et un climat des affaires propice aux investissements. Le guichet unique de l’Office pour la Promotion du Développement au Rwanda pour les investisseurs, avec ses services d’agence intégrés, s’est avéré particulièrement efficace pour créer un environnement prévisible et fiable et faire du Rwanda une plaque tournante régionale pour les investissements nationaux et étrangers.

En conclusion, Professeur Mian a insisté sur le fait que la confiance et une véritable intégration ne peuvent être instaurées uniquement par les élites ou par le biais d’accords économiques formels, mais nécessitent l’établissement de liens authentiques entre les peuples africains. Il a plaidé en faveur de politiques visant à accroître les échanges éducatifs transfrontaliers, à faciliter la mobilité étudiante et à favoriser les réseaux sociaux panafricains, capables de soutenir le tissu culturel et relationnel à long terme sur lequel reposent la confiance et la résilience économique.

La table ronde a clairement indiqué que l’instauration de la confiance pour les investissements intra-africains est une entreprise multidimensionnelle, nécessitant des réformes en matière de formalisation, de données, de numérisation, de qualité institutionnelle et de coordination régionale, ainsi que des efforts plus audacieux pour construire un récit panafricain de solidarité et d’objectif commun. Par-dessus tout, l’autonomisation de la population jeune et dynamique de l’Afrique est essentielle, non pas comme une simple considération secondaire ou une œuvre de charité, mais comme un moteur nécessaire de l’investissement, de l’innovation et de la capacité du continent à prospérer dans une économie mondiale complexe. Des initiatives telles que les pôles d’innovation de Tombouctou du PNUD illustrent l’énergie, la vision et les approches inclusives nécessaires pour ancrer la confiance, l’investissement et la transformation durable dans le prochain chapitre de l’histoire de l’Afrique.

Zones frontalières en crise : la sécurité, l’identité et la marginalisation en Afrique

Dr. Wafula Okumu (Directeur Exécutif de Borders Institute), Dr. Bojana Coulibaly (Chercheur en discours sur les conflits) et S.E. Adama Dieng (ancien Conseiller spécial des Nations Unies dans  la prévention du génocide)

La table ronde intitulée « Zones frontalières en crise : la sécurité, l’identité et la marginalisation en Afrique » a proposé une exploration approfondie et multidimensionnelle des réalités plurielles des zones frontalières africaines et de l’urgence de repenser les récits, les cadres politiques et les espaces d’action. Modérée par Sylvanus Wekesa du King’s College de Londres et réunissant le Dr. Wafula Okumu, Directeur exécutif du Borders Institute ; S.E. Adama Dieng, ancien Conseiller spécial des Nations Unies pour la prévention du génocide ; le Dr. Bojana Coulibaly, spécialiste des discours sur les conflits ; et Andrew Mwenda, Fondateur de The Independent, la table ronde a réuni des connaissances tirées de l’expérience, des perspectives institutionnelles et une réflexion historique pour explorer les crises structurelles et quotidiennes ancrées dans les zones frontalières africaines.

Dr. Okumu a soutenu que les frontières africaines – souvent perçues à tort comme des démarcations statiques et linéaires – incarnent des histoires complexes et des récits changeants, chaque segment reflétant un mélange unique de forces sociales, écologiques et historiques. Le caractère arbitraire et mouvant de ces frontières coloniales, a-t-il affirmé, continue d’avoir des conséquences profondes sur les migrations, l’intégration et, plus particulièrement, la sécurité. En effet, le manque de données africaines fiables sur les mouvements frontaliers et la dépendance excessive aux paradigmes européens non seulement entravent l’action africaine, mais ont également permis l’instrumentalisation des migrations africaines dans la politique européenne contemporaine. 

Dr. Okumu a mis en garde contre l’adoption aveugle de vocabulaires étrangers et de termes conceptuels ambigus tels que « les frontières intangibles », « les espaces non gouvernés » et « les zones de sécurité », qui, selon lui, engendrent à la fois une paralysie analytique et une impuissance politique. Il a souligné l’échec persistant à « africaniser » la gestion juridique ou le registre imaginatif des frontières, notant que, soixante ans après les indépendances, de nombreuses frontières conservent les significations eurocoloniales pour lesquelles elles ont été initialement conçues.

En se référant sur cela, Dr. Coulibaly a examiné comment les frontières imposées de l’extérieur ont catalysé la fabrication et la militarisation des identités ethniques, produisant des fascismes régionaux et des cycles de marginalisation et de violence. L’héritage de la manipulation coloniale, a-t-elle noté, ne se résume pas à une série de problèmes techniques cartographiques,

S.E. Adama Dieng

mais à un ensemble de récits d’exclusion qui privent les communautés de leur appartenance et nourrissent des antagonismes nativistes. En République Démocratique du Congo, par exemple, les communautés Tutsi ont été contraintes à la position impossible d’être « à jamais étrangères », perpétuant ainsi l’exclusion, les déplacements forcés et une violence inextricable. Cette situation se complique lorsque les acteurs internationaux – que ce soit par le biais de missions de maintien de la paix, d’interventions humanitaires ou de l’économie politique des crises de réfugiés – renforcent les dynamiques de pouvoir locales de manière à occulter les causes profondes. Le Dr. Coulibaly a souligné que le déplacement des rôles narratifs, tel que les victimes sont désignées comme responsables et les solutions locales délégitimées, est un facteur central de conflit et d’inertie. Le cœur du problème, a-t-elle soutenu, est le manque d’appropriation africaine dans la définition et la résolution de ces problèmes, ce qui nécessite une reprise délibérée du discours et de l’action.

S.E. Adama Dieng a présenté une analyse éclairante des boucles de rétroaction entre l’insécurité, les crises identitaires et la marginalisation dans les zones frontalières africaines. Il a souligné que la sécurité n’est pas un défi technique isolé, mais qu’elle est fondamentalement liée à la reconnaissance sociale, à l’accès aux ressources et à la légitimité. La marginalisation des minorités ethniques et des populations frontalières – souvent privées d’éducation, d’infrastructures et de soins de santé – crée les conditions de conflits identitaires et alimente l’instabilité bien au-delà des marges elles-mêmes. S.E. Dieng a appelé précisément à une réflexion globale et courageuse qui avait façonné la conférence de l’ISCA : une réflexion capable de revisiter non seulement les frontières, mais aussi les paradigmes de la souveraineté nationale, de l’identité et le sens même de la sécurité.

Il a déploré que, si l’Afrique est souvent décrite comme « le continent le plus riche », la fragmentation politique et l’indifférence des élites perpétuent la division et l’immobilisme. Pour S.E. Dieng, les projets d’intégration risquent d’échouer lorsqu’ils négligent les expériences et les aspirations des communautés marginalisées des zones frontalières.

Andrew Mwenda

Fondateur de The Independent

Andrew Mwenda a fait progresser le débat en remettant en question l’idée selon laquelle les frontières africaines seraient simplement artificielles, au même titre que les autres frontières du monde. Contrairement à l’Europe ou à l’Asie, a-t-il soutenu, les frontières africaines sont dépourvues d’une légitimité historique, faite de guerres, de négociations et de formation d’États de l’intérieur. Elles demeurent plutôt des constructions étrangères, maintenues par le droit international plutôt que par des contrats sociaux organiques. Les États africains, a-t-il noté, ne sont pas nés de négociations internes ni de luttes militaires communes ; par conséquent, les institutions de gouvernance, de droit et de souveraineté elles-mêmes semblent souvent étrangères, suspendues au-dessus de la société et déconnectées des aspirations ou du consentement des populations.

Pour M. Mwenda, la crise de légitimité ne se limite donc pas à une question de frontières sur une carte, mais concerne la question ontologique de l’État : quels intérêts sont servis, quelles voix sont entendues et qui définit le « nous » national ? Faisant écho à la critique de l’hégémonie idéologique, M. Mwenda a observé que le leadership, le droit, les modèles de gouvernance et même le langage des droits et du développement en Afrique restent prisonniers d’idées importées, entravant une véritable évolution politique et sociale endogène.

Lors de leurs échanges avec le public et de leurs interventions ultérieures, les intervenants ont identifié de multiples obstacles et opportunités. Sur le plan institutionnel, Dr. Okumu a détaillé les promesses et les frustrations du Programme Frontières de l’Union africaine, qui ambitionnait de transformer les frontières de « barrières en ponts » en les délimitant et en les rationalisant, en promouvant la coopération transfrontalière et en servant les intérêts africains plutôt que les intérêts extérieurs. Si des progrès ont été réalisés, notamment grâce à l’élaboration de la convention de l’Union Africaine sur la coopération transfrontalière, l’engagement politique a faibli et les partenaires étrangers sont intervenus pour combler le vide, éloignant encore davantage l’appropriation africaine des réalités africaines.  Dr. Okumu a déploré que non seulement les États africains dépendent de l’extérieur pour la redéfinition et la gestion des frontières, mais que, dans de nombreux cas, les conventions de l’Union Africaine restent non ratifiées et non financées, ce qui rend les cadres institutionnels inefficaces.

En examinant les solutions, le Dr. Coulibaly, S.E. Dieng et Dr. Okumu ont convenu que le véritable progrès réside dans l’appropriation – des récits, des problèmes et des solutions. Reconceptualiser l’identité, d’un marqueur figé ou ethnicisé à un registre plus fluide et inclusif, comme le postulent le panafricanisme et l’Ubuntu, offre une base pour redéfinir la citoyenneté et l’appartenance. La langue demeure un outil puissant : la revalorisation des langues autochtones comme le swahili, le peul et le wolof, ainsi que les efforts visant à réformer le rôle des langues coloniales dans l’éducation et la gouvernance, ont été présentés comme une étape à la fois concrète et symbolique vers la décolonisation des esprits et des institutions africaines. De nombreux intervenants ont convenu que le leadership est essentiel. Les élites politiques et les intellectuels doivent résister à la tentation d’instrumentaliser les identités ethniques ou frontalières à des fins de profit à court terme et devraient plutôt cultiver des récits nationaux inclusifs, encourager les approches participatives en matière de politiques et être prêts à repenser les frontières lorsque les réalités et les aspirations démographiques le justifient.

 Les interventions du public ont mis en lumière la lutte permanente pour la légitimité et le défi de construire un sentiment d’État et de citoyenneté dans des territoires et des communautés qui ont longtemps subi l’exclusion, la suspicion ou la violence ouverte de l’État.

L’appel à un passage d’une souveraineté imposée d’en haut à une souveraineté vécue et construite d’en bas a trouvé un fort écho, tout comme les suggestions visant à tirer parti des nouvelles infrastructures technologiques et éducatives pour surmonter les obstacles pratiques à la mobilité, à l’intégration et au développement économique local.

En conclusion, la table ronde a appelé à plusieurs mesures concrètes : la restauration urgente du Programme Frontières de l’Union Africaine au sein des structures de l’Union Africaine, la ratification et la mise en œuvre accélérées de la convention de coopération transfrontalière, la tenue régulière de réunions ministérielles pour favoriser l’appropriation continentale, et une africanisation délibérée des protocoles et des discours sur la gestion des frontières. La table ronde a exhorté les académiciens, les praticiens et les décideurs politiques à s’engager dans une autoréflexion critique, à abandonner les paradigmes auto-déresponsabilisants et à cultiver une éthique d’innovation, de respect mutuel et de solidarité panafricaine. La capacité d’ajustement pacifique des frontières, de partenariats économiques régionaux et de modèles d’intégration flexibles – lorsqu’ils sont menés par les Africains pour les Africains – a été présentée comme non seulement possible, mais historiquement nécessaire. Surtout, les intervenants ont insisté sur le fait que les zones frontalières de l’Afrique, loin d’être des espaces de crise et de marginalisation perpétuelles, offrent de riches laboratoires pour réimaginer l’avenir du continent – ​​un avenir fondé sur la dignité, la reconnaissance mutuelle et la souveraineté collective.

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